3 days ago
La culture québécoise se vide de son sang
Tournage de la série Bon Cop, Bad Cop, qui sera diffusée sur Crave en 2026
Le monde se noie dans un carnage qui s'enfonce dans l'irrécupérable. On le voit partout, dans tous les pays, dans toutes les disciplines socio-politico-culturelles. Au Québec, une crise silencieuse commence à sortir de l'ombre. Celle de notre culture.
Philippe Cormier
Réalisateur et scénariste
Elle ne fait pas beaucoup les manchettes, mais les échos qui possèdent mon cerveau me hantent depuis des mois. Comédiens, réalisatrices, scénaristes, humoristes, danseurs, chanteuses, animateurs, circassiennes et j'en passe, tous et toutes me répètent la même phrase : « Ça va mal ! », et ce, sur un ton plus grossier, apeuré et fatigué.
Je parle en tant que jeune réalisateur de 25 ans qui a été privilégié, j'en conviens, mais aussi au nom d'une génération entière d'artistes qui, chaque jour, se battent pour exister.
J'ai moi-même réalisé Le purgatoire des intimes en 2021, un long métrage sorti en 2023 sur Crave. C'était tourné en pleine pandémie et, croyez-moi sur parole, ce n'était pas un exploit de production, c'était un miracle. Parce que j'étais jeune, aucunement dans le star système et que mes propos se voulaient audacieux.
Aujourd'hui, je constate avec désarroi que ce miracle est devenu la norme dans l'industrie. Que je ne l'aurai jamais plus facile. Pour créer, il faut jongler entre la précarité, la débrouillardise et le masochisme.
On creuse notre propre tombe
En 2025-2026, le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dispose d'un budget record de 200 millions de dollars. Sur papier, c'est historique, mais dans les faits, c'est surtout une pression gigantesque sur un système saturé.
Les demandes explosent et les créateurs patientent des mois, parfois des années, avant d'avoir une réponse. Ce travail de prédéveloppement pro bono devient la norme, un effort colossal souvent sans retour.
Au secteur privé, c'est la débandade. Le Groupe TVA, plus grand réseau francophone du Québec, en mode survie, a dû éliminer une trentaine de postes dans sa division télé, une étape de plus dans un plan de restructuration qui a déjà rayé environ 650 emplois depuis 2023, soit près de la moitié de son personnel. Ça donne des budgets coupés ou drastiquement réduits, des émissions annulées et des voix oubliées.
Quant aux cinémas du Québec, leur fréquentation en 2024 a été d'environ 13,5 millions d'entrées, une baisse de 28 % par rapport à 2019. On coupe dans nos créations alors qu'il me semble que le public d'ici a besoin plus que jamais de se sentir reconnu, validé, compris.
La réalité est dure à dire, mais en 2025, la majorité de mes collègues ont des emplois alimentaires pour survivre. Je ne parle pas juste des jeunes qui sortent des écoles de théâtre, je parle de comédiens que vous reconnaîtriez dans la rue.
Des créateurs épuisés avant de créer
J'ai récemment pitché une série audacieuse, quelque chose qu'on n'avait jamais vu au Québec. Les producteurs étaient emballés, mais ils m'ont expliqué qu'ils n'avaient pas la main-d'œuvre pour aller en développement. Trop risqué, trop compliqué, trop cher. Je les comprends, eux aussi veulent survivre.
Mot pour mot, on m'a dit : « [On sait qu'on] passe à côté d'un maudit bon projet, c'est pas le contenu le problème, c'est l'argent, les conditions. »
Les artistes passent leur temps à devoir convaincre. À temps plein, presque tous les jours. Quand on ose déposer un projet, c'est des mois d'attente. On a le temps de mourir de faim huit fois et d'assister au suicide de notre imagination.
C'est vraiment comme se faire ghoster par un match sur Tinder, puis un autre, pour se rendre compte qu'une cinquantaine de personnes ne nous ont pas considéré une seule seconde.
Les diffuseurs, eux ? Ils prennent moins de risques en multipliant les contenus qui se veulent « sécuritaires », qui plaisent sans trop choquer, sans trop aller dans des univers différents. Je comprends leur frilosité, mais je constate les dégâts, soit une culture qui perd son mordant et, ultimement, son âme.
Le futur n'a de place que pour l'élite
Si rien ne change, d'ici 10 ans, beaucoup de nos artistes seront partis pour la France, pour Toronto, pour n'importe où ailleurs où leur travail est reconnu et financé. Ceux qui resteront formeront une élite minuscule, sélectionnée non pas pour son talent, mais pour sa capacité à survivre dans un système qui confond persévérance et obstination suicidaire.
Le public se tournera davantage vers les plateformes américaines parce qu'il n'aura plus d'intérêt à regarder pour la 18e fois la même série médicale ou judiciaire avec les mêmes acteurs.
À quoi bon se considérer comme de fiers Québécois si nos histoires finissent par être racontées par d'autres ?
L'art, ce n'est pas un rapport comptable. C'est un pari sur notre identité collective, sur la capacité de permettre à notre monde de rêver. Dans 10 ans, je n'aurai peut-être plus de références culturelles québécoises, mais je pourrai avoir accès à toutes les saisons de Love Island…
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